Une lettre ouverte aux fondations communautaires 

Presque trois semaines se sont écoulées depuis la mort de George Floyd aux États-Unis. Trois semaines continuellement parsemées de manifestations et de protestations à travers le monde pour demander la fin du racisme systémique et une réforme fondamentale des systèmes et institutions dans lequel il est ancré.  Au Canada, les décès par balle de Chantal Moore et de Rodney Levi sont un rappel cinglant que, malgré ce qu’on entend si souvent, le racisme systémique et institutionnel est loin d’être une réalité uniquement américaine.

Alors que des appels sont lancés aux quatre coins du pays, ma collègue Andrea Dicks et moi-même, nous entretenons presque quotidiennement avec les leaders des fondations communautaires et beaucoup s’adressent à nous pour demander: « qu’est-ce qu’on fait? » ou « comment réagir? ».

Au cours des trois dernières semaines, nous nous sommes posés ces questions en tant que réseau. Malheureusement, il est évident que ces questions ne sont pas nouvelles, pas plus que la reconnaissance des problèmes qu’elle soulèvent.

En 2017, à l’occasion du cent cinquantième du Canada, nous avons tenu le congrès des fondation communautaire à Ottawa, auquel un grand nombre d’entre vous ont participé. C’était mon cinquième congrès des fondations communautaires et mon premier en tant que chef de la direction de Fondations communautaires du Canada. Dans le cadre de cet événement, j’ai animé un panel intitulé Échanges vitaux sur l’appartenance avec Desmond Cole, la sénatrice Ratna Omidvar et Natan Obed.  Ce panel a été largement considéré comme le plus provocateur et le plus dérangeant du congrès, et peut-être aussi des quatre précédents auxquels j’ai assisté. Permettez-moi de résumer ici quelques points clés présentés par le panel.

  • Desmond Cole a raconté les histoires de mauvais traitements infligés au Canada à des travailleurs migrants ayant la peau noire ou brune et a critiqué le maire d’Ottawa, Jim Watson, pour sa réponse lorsque Abdirahman Abdi a été tué par le Service de police d’Ottawa près d’un an auparavant.
  • La sénatrice Omidvar a expliqué comment des organismes de bienfaisance utilisent des personnes de couleur pour conférer à leur CA un semblant de diversité. De plus,que les CA s’entourent de personnes qui leur « ressemblent » et que cette « ressemblance » est un obstacle à l’inclusion.
  • Natan Obed a expliqué comment le pouvoir et les privilèges ont été utilisés pour marginaliser encore davantage les Autochtones au Canada.

Dans les semaines et mois qui ont suivi la tenue de ce panel, des leaders et des membres du CA des fondations communautaires nous ont à maintes reprises fait part d’un sentiment d’inconfort. L’intervention de Desmond Cole, en particulier, a laissé de nombreuses personnes mal à l’aise et quelques-unes ont été jusqu’à remettre en question la place que nous lui avions laissée pour exprimer ses points de vue sur le racisme institutionnel et systémique au Canada, surtout durant le 150e anniversaire de notre pays, une année de célébration! Ce commentaire était uniquement formulé par un groupe démographique (des Blancs)… à un congrès sur le thème de « l’appartenance ».

Pour bien des gens de notre réseau, le congrès de 2017 a aidé à cadrer une conversation critique entourant l’égalité, la justice, la vérité et la réconciliation, qui est portée par une bonne partie des personnes BIPOC (noirs, autochtones, gens de couleur),membres du personnel et du CA, leaders et alliés de notre réseau. Sur bien des plans, les échanges en cours remettent en question des hypothèses de base au sujet de la philanthropie et ont joué un grand rôle dans le recentrage des voix diversifiées et dans le transfert du pouvoir et des ressources en réponse aux inégalités qui persistent dans nos communautés.

Le congrès de 2017 a aussi lancé une série de conversations différentes et plus calmes avec de nombreuses personnes de notre réseau qui me pressaient, en tant que nouveau chef de la direction, de m’abstenir de faire de l’« activisme » et d’aborder des enjeux de justice sociale, des droits de la personne et des inégalités. Ce genre d’enjeux, me disait-on, pourrait contrarier les donateurs ou nous empêcher d’attirer de nouvelles dotations. Beaucoup ont poliment déclaré que FCC semblait s’engager dans ces nouveaux espaces alors que l’organisme avait pour chef de la direction une personne de couleur. On m’a même parfois demandé ce qu’en pensait le co dirigeant de l’époque (un homme blanc), ajoutant qu’il aurait sûrement une vision différente des choses, pas vraiment!

En tant que nouveau dirigeant, il me semblait opportun à l’époque d’être prudent, d’écouter et de rejoindre les gens là où ils étaient. Aujourd’hui, je réalise que je n’ai pas eu le courage d’affronter un establishment  dont je fais partie, et pour qui la communauté est considérée sous le prisme d’une idéologie hégémonique, selon laquelle la philanthropie est basée sur les dotations et incite à accumuler le capital. Un « establishment » qui accorde plus d’importance aux donateurs qu’aux expériences vécues par les membres de la communauté. Une philanthropie qui laisse des gens de côté.

À la conclusion du congrès 2017, la majorité des membres de notre mouvement n’avait pas de réponse à présenter à l’appel à l’action de Desmond Cole, sauf pour le minimiser, le déformer ou le critiquer. Nous l’avons traité comme un activiste trop zélé qui avait un agenda. Nous avons adopté une position morale en affirmant que « nous sommes le mouvement des fondations communautaires, nous sommes neutres, nous connaissons nos communautés mieux que quiconque et nous encourageons l’inclusivité et l’appartenance. Nous sommes bien ». Clairement, nous ne connaissions pas assez bien nos communautés. Si ça avait été le cas, nous aurions déclaré que ce que Desmond Cole disait était vrai, nous aurions peut-être fait davantage ces trois dernières années et nous aurions peut-être eu plus de choses à dire ces trois dernières semaines.

Aujourd’hui, je peux répondre avec certitude à ces critiques qu’il y a beaucoup de travail à faire. Le racisme systémique et institutionnel est bien réel dans la philanthropie canadienne. Comme personne de couleur, j’en ai fait l’expérience dans ce secteur et je continue à le constater et à le vivre quotidiennement.

Au cours de mes nombreux déplacements au Canada, je m’entretiens souvent avec des présidents de CA et des PDG du mouvement des fondations communautaires. Je suis souvent la seule personne BIPOC a présente à la table. Ceci est formulé dans le cadre d’un mouvement qui se targue de représenter l’ensemble les communautés les plus diversifiées de la planète. Cela me ramène à la réflexion de la sénatrice Ratna Omidvar : la « ressemblance » est un obstacle à l’inclusion.

Lors des derniers échanges tenus avec des leaders des fondations communautaires, beaucoup ont souligné l’importance des mesures comme l’augmentation des subventions à des organismes dirigés par des Noirs, le renforcement des relations avec des communautés BIPOC, et l’utilisation de notre voix pour nous montrer solidaires des Canadiens racialisés qui sont confrontés à des problèmes uniques. Ce sont toutes des réponses importantes et nous devrions toutes les mettre en œuvre. 

Mais il y a aussi des actions qui exposent seulement ce que nous choisissons de faire maintenant dans nos communautés et non qui nous sommes et d’où nous venons en tant que réseau. Le défi du racisme systémique ne se règle pas à coups de subventions. C’est un défi qui nous oblige à nous regarder dans le miroir (au sens propre comme au figuré, nous pourrions réaliser quelque chose), à nous livrer à une introspection et à nous poser des questions difficiles : 

  • Pourquoi craignons-nous d’encourager la justice sociale dans notre travail? 
  • Pourquoi gardons-nous le silence lorsqu’on nous interroge au sujet de notre pouvoir et de nos privilèges?
  • Pourquoi ne reconnaissons-nous pas que nos propres modèles de gestion perpétuent les inégalités?
  • Pourquoi avons-nous ignoré Desmond Cole? 

Nos dernières conférences, grâce aux efforts et au leadership d’individus et d’alliés du BIPOC dans l’ensemble de notre réseau étendu, ont eu pour objectif de fournir un espace aux jeunes, aux Autochtones et aux diverses voix de partout au Canada pour explorer ces questions avec nous. Pour beaucoup d’entre vous, l’inconfort et les voix provocatrices ont constitué des tournants pour le changement personnel et institutionnel. D’autres m’ont demandé de faire revenir « les hommes blancs au complet bleu ». 

Comme excuse au statu quo, nous ne pouvons plus suivre les normes établies consistant à accorder la primauté aux donateurs, à mettre l’emphase sur la croissance des dotations ou à rassurer notre CA. Nous devons comprendre qui nous sommes et comment nous perpétuons le racisme au Canada par nos propres actions et comportements.

Avant de faire publiquement des déclarations au sujet de la tolérance raciale ou du respect de la diversité, nous devons d’abord nous regarder dans le miroir et nous poser ces questions sur nous-mêmes, les membres de notre CA, nos donateurs et nos leaders. À FCC, nous prenons au sérieux ce travail et nous voulons le poursuivre à vos côtés au cours des jours, des semaines et des mois à venir. L’appartenance étant au cœur de notre raison d’être, il est impératif pour nous, maintenant, d’écouter, d’agir et d’évoluer. Sinon, nous sommes complices.

Dernière mise à jour, 17 juin 2020